Chocolat, salopette verte et une odeur de musc
Il y aurait tellement à dire, et en même temps, plus rien puisque tu n'es plus là pour entendre, écouter... mais sait-on jamais, si tu lis au-dessus de mon épaule... ?
D'aussi loin que je me souvienne, tu es toujours avec ta salopette verte dans le jardin, avec ton tuyau d'arrosage à la main. Parfois avec un chapeau, de style Panama.
Parfois, tu t'amusais à nous apprendre les chansons de ton enfance, avec mademoiselle Angèle qui fait des pantalons, des bonnets et des jupons, et l'autre, celle qui parle d'un petit oiseau qui mangeait du crottin. Celle-ci énervait particulièrement mamie, et nous la répétions en boucle pendant des heures pendant qu'elle soupirait en te demandant d'arrêter de nous apprendre des bêtises.
Tu ne parlais pas beaucoup, souvent dans tes pensées, tes fleurs et tes légumes, tes petits chiens et ton jardin.
Parfois avec un livre et tes lunettes à la main, sur ton canapé dans la véranda.
Je me rappellerai la fierté de ta première figue, coupée dans l'assiette pour que nous la partagions, tu disais que le premier fruit d'un arbre portait bonheur, et bien entendu, tu voulais le partager avec nous. Il n'aurait pas pu en être autrement.
Je revois ta super 5 rouge, qui nous menait les étés jusqu'à la maison de vacances, tout là-haut, dans l'Aveyron.
Nous sortions entre cousins les matelas pour les étaler dans le jardin, allongés la tête vers le ciel à l'ombre du grand sapin, nous aimions écouter les sautelles et grillons les après-midis d'été.
Ton petit chien "Perle", se glissait toujours à l'arrière de la voiture quand commençait les préparatifs pour partir l'été, elle avait trop peur qu'on puisse l'oublier.
Il suffisait qu'on lui dise "chante Perle! Chante Perle!" pour qu'elle commence à le faire. Elle aimait tellement çà. Mamie un peu moins.
Et puis il y a ces dimanches matin, quand tu mettais tes plus beaux habits pour aller à la messe. Ton beau pantalon et ta chemise bien repassés, sortis spécialement pour l'occasion.
Et là, tu t'étais aspergé de parfum ou d'eau de Cologne. Tu embaumais toute la maison. Une eau de Cologne puissante au Musc. Depuis il m'est resté un amour pour les belles odeurs, les beaux parfums, ceux qui laissent une trace comme un habit de peau, la touche finale avant d'aller à la messe.
Tu partais à la cueillette des chanterelles, et tu redescendais des bois avec des paniers pleins, quel régal dans les omelettes.
Avec le cousin on allait piquer tes outils dans la grange et tes clous rouillés pour nous fabriquer des épées en bois. Quand tu nous voyais revenir avec nos armes, tu me demandais « alors ? ton cousin a encore touché à mon marteau ? Alors que je lui ai dis de ne pas le faire ? », et tu prenais un air faussement fâché mais jamais tu ne nous as disputé. Je pense que tu nous aimais trop pour cela.
J’entends aussi Mamie, faussement fâchée « Mais dis donc ! Il s’est encore tâché ! Il va vraiment falloir qu’on te mette un bavoir ! », après chaque repas. Et toi, tout penaud, regardant tes souliers tout gêné, puis allumer la TV, pour voir Claire Chazal s’illuminer.
Et puis il y a tes histoires d'enfant pendant la guerre. J'aimais t'entendre me les répéter. Parfois je te demandais même de me raconter "la libération de Nancy par les américains".
Et je rigolais avec tes anecdotes.
Mes deux préférées sont celle où les américains t'ont donné à la libération, à toi et ton copain de 8 ans, une tablette de chocolat militaire, et une bouteille de whisky en te disant : "it's for your daddy". Et puis vous avez bu à deux la bouteille dans les buissons. Première cuite à 8 ans. Ton papa était toujours dans un stalag, camp de travail pour les prisonniers français. Quand il est revenu à la maison, il avait été difficile d'accepter ce père qui avait été absent pendant plusieurs années.
Puis il y a aussi l'histoire de voisin, qui "blanchissait de l'argent sale", puis tu rigolais. Tu attendais que je te pose des questions pour m'expliquer que ce voisin avait trouvé un système avec un bâton et un crochet pour récupérer les billets français que les Américains utilisaient car ils n'avaient pas de papier toilette et ton voisin les réutilisait.
L'histoire du marché noir pour se nourrir, car tu habitais en ville, et il fallait bien trouver de quoi échanger et prendre le train pour aller faire du commerce directement dans les fermes. La peur de se faire attraper quand on accompagne sa maman, alors qu'on a moins de 8 ans. Cette fois où un monsieur vous a demandé si vous faisiez du marché noir, et ta maman a essayé de nier, alors qu'elle s'était assise sur ses œufs, sa jupe en était recouverte...
Un jour, un bonbon est tombé de ta table de chevet quand tu l'as ouverte. Tu as toujours été un peu gourmand, alors je m'imaginais que tu en planquais et probablement les meilleurs. Cependant, je n'ai jamais osé aller y fouiller. C'était la cave aux mystères.
Je te revois t'installer le soir, et attendre d'avoir l'autorisation de mamie pour ouvrir ton coffre à sucrerie. Du chocolat noir, le plus pur possible, c'était ton petit plaisir.
J'ai pris le premier avion quand j'ai su que finalement, cette petite grosseur qu'on t'a enlevé en décembre, et bien... ce n'était pas qu'une petite grosseur. Celle-ci s'est multiplié à bien d'autre endroit en quelque mois... et que maintenant on ne parlait plus de mois ou de semaines, mais de jours.
Sur ton lit d'hôpital, tu n'avais plus la force de manger, de boire, toute envie t’avait abandonné.
J'avais acheté à l'aéroport des mini tablettes de chocolat. On t'a demandé ce qui pourrait te faire encore plaisir ou envie... tu n'avais pas d'idée. "un petit bout de chocolat Papy?" "Oh oui, ça peut se faire", et là, ton petit sourire. Ton amour du chocolat ne t'a jamais quitté.
En faisait attention à ce que l'infirmière ne nous voit pas, nous en avons coupé un tout petit bout, en te demandant de le sucer tout doucement. Tu as acquiescé. Je m'en doutais, mais c'était dur de se dire que c'était peut-être ton dernier bout de chocolat.
Tes lèvres en étaient toutes marrons, comme celles d'un petit enfant. Nous en avons ri avec toi. Nous avions pu te faire plaisir une dernière fois. Tu le méritais bien.
Tu as toujours été un Papy sensible, même si tu étais discret et en retrait, j'ai toujours su que tu avais un gros cœur tout mou.
Je me rappelle d’un été, où nous sommes partis dans la précipitation de chez vous. Maman et Mamie s'étaient bien disputées, je pense que leurs mots d'adultes ont été assez graves.
Quand avec ma petite sœur nous sommes passées par le garage pour aller à la voiture dans l'allée, tu étais là.
Tu étais là, dans la pénombre du garage. Tu nous as serré dans tes bras en sanglotant, en nous embrassant les joues. Là nous avons compris que c'était grave. J'ai vu une part de toi que j'ignorais et que, du haut de mon très jeune âge je n'ai jamais pu oublier, mon papy nous aimait très fort.
Je regrette de t'avoir déçu en ayant choisi de faire ma vie dans un autre pays que le tien. Dans tes pensées perturbées à l'hôpital, tu as cru que j'allais revenir habiter dans la région. Ton visage s'est illuminé. J'ai eu beaucoup de peine à t'expliquer que non, je n'ai pas planifié de revenir.
Tu m’as dit que tu avais pris une fois l’avions dans ta vie, et c’était pour te marier « donc tu imagines à quel point j’étais pressé ! » Oh oui Papy, d’ailleurs tu es magnifique dans ton costume militaire, ton regard fier fixant l’objectif, avec mamie pendue à ton bras, te mangeant du regard comme la plus heureuse des femmes.
Je ne sais pas si tu as aussi réalisé que c’était la dernière fois que tu me voyais, mais je pense que tu le sentais. Tu m’as dit que tu avais gardé une mèche de mes beaux cheveux dans ton portefeuille, que je t’avais donné lorsque j’avais six ans. Tu l’as gardé pendant plus de trente ans. Cela m’a profondément émue. Cette attention si touchante, je pouvais la résumer à un « je t’aime ».
Si je dois être honnête : je n'arrive pas à surmonter ton absence.
Tout le monde me dit que, l'essentiel est que, j'ai pu te revoir avant que tu ne partes, et qu'une part de toi vivras toujours avec moi.
Mais non, l'absence est là. Je ne te verrai plus, tu ne me raconteras plus la libération des Américains, et la bouteille de whisky pour ton daddy.
Je ne pourrai plus te donner ton petit chocolat.
Tu ne nous construiras plus de cabanes dans les arbres ni balançoires.
Nous ne mangerons plus tes belles fraises sucrées du jardin.
Je me souviens du dernier livre que tu nous as réclamé à l'hôpital : « Le mouron rouge ». Tu avais envie de le relire, toi qui n'avais plus assez de force dans les mains pour les soulever.
Je sais qu'ils ont glissé un chapelet dans tes mains, à ma demande pour ton dernier voyage.
Ce que je peux faire en revanche, c'est acheter et lire ce fameux bouquin et comprendre pourquoi c’était LE dernier livre à lire avant de partir.
Je peux continuer à chanter tes chansons, de mademoiselle Angèle et du crottin et essayer de l’apprendre à des enfants que je rencontre, ou tes arrière-petits-enfants.
Je peux continuer à aimer les parfums. Les beaux parfums comme les tiens, corsés, ambrés, puissants et boisés, même si je ne suis qu'une femme, censée préférer les odeurs florales.
Je peux continuer à aimer le chocolat noir, le plus pur, j'en mangerai deux bouts en pensant à toi.
Je peux continuer à raconter tes anecdotes, un peu partout, un peu ici.
A travers ces histoires, j'ai l'impression d'entendre un peu ta voix, et je revois ton sourire, et tes cheveux grisonnants.
Au revoir Papy Dédé. On se reverra un jour ! Je l’espère de tout cœur, tu me manques tellement.
Merci à toi chère "femme", pour ce partage, intime et très touchant.
Du premier au dernier mot, je suis restée suspendue à ton récit - superbement bien écrit au passage -, et, passant du sourire aux larmes, j'ai laissé mon imaginaire fabriquer l'image de ton papy gâteau, généreux et attachant, et de la petite fille émerveillée que tu devais être. La tendre complicité d'un grand-père avec ses petits enfants, lui faisant oublier son "grand" âge, la douceur de l'enfance...
Je te souhaite de surmonter au mieux sa perte, en espérant que ce bel hommage t'aura déjà permis d'alléger un peu ton coeur. La vie, parfois cruelle, nous sépare des êtres chers, et il faut continuer d'avancer sans eux... mais aussi POUR eux, car, ces mêmes êtres chers voudraient probablement nous voir aller bien...
Plein de courage à toi .